Au vieux-Colombier, Emmanuel Daumas dirige cinq comédiens seulement dans Dom Juan. Laurent Lafitte, le grand seigneur méchant homme et Laurent Varupenne, Sganarelle, sont entourés de Jennifer Decker, Alexandre Pavloff, Adrien Simion, une vingtaine de rôle à eux trois.
Il avait des consignes : « une équation plus légère ». Eric Ruf, Administrateur général de la Comédie-Française a demandé à Emmanuel Daumas une « paupérisation relative ». Pour le comédien (que l’on peut applaudir en tournée dans Harvey, monté par Laurent Pelly, dans la partition de Maître Gaffney) et metteur en scène accompli, le défi se révèle fertile. Il connaît la troupe. Il a déjà monté La Pluie d’été de Marguerite Duras, il y a une dizaine d’années, Candide de Voltaire en 2013, L’Heureux Stratagème de Marivaux en 2018.
Pour Dom Juan, il a opté, comme cela se pratique souvent au Vieux-Colombier, pour un espace bi-frontal. Une lourde estrade flanquée aux quatre coins de montants –qui gênent parfois la vue des spectateurs. Ils ne servent qu’à la fin, pour transformer l’espace en ring. Mais on comprendrait sans…Sur les côtés, des miroirs, un éclairage vif, des tablettes de maquillage où l’on verra parfois les comédiens se changer à vue. Une scénographie de Radha Valli qui signe les costumes d’apparence contemporaine pour le couple Don Juan et Sganarelle, Elvire, plus référentiels pour certains autres personnages. L’originalité est du côté des perruques et maquillages de Cécile Kretschmar. La ravissante Jennifer n’est pas toujours flattée, mais elle est si talentueuse qu’on se fiche bien de ses cheveux rouges ou de ses coiffures ingrates.
Eric Ruf voit dans l’œuvre un « road movie ». Il est vrai que l’on ne cesse de voyager, de bouger, de fuir. Il y a la mer et les forêts, des villes différentes, des maisons…et juste un plateau nu et les mots de Molière pour les « voir ». Don Juan est tout de noir vêtu. Col roulé et pantalon près du corps, blouson court qu’il échangera un moment avec la veste de survêtement de Sganarelle.
Le mouvement vif de la mise en scène, la très bonne diction des comédiens, le souci pris de faire entendre aux deux parties du public, et sans micro, le texte, tout conduit une chorégraphie brillante avec des moments de bravoure pour les trois interprètes qui passent d’un rôle à un autre. Le jeune Adrien Simion, au parcours atypique mais à la forte, excelle –on le reverra dans L’Avare, mis en scène par Lilo Baur, en avril- dans des registres différents. Emmanuel Daumas épargne aux jeunes paysans les scènes très acrobatiques d’un parler particulier, à rouler les « r », pour leur demander de prendre l’accent du sud. C’est plus facile, mais cela fonctionne. Et pour les six autres figures, dont Monsieur Dimanche, il est très convaincant et drôle quand la scène l’exige. Alexandre Pavloff s’amuse de tous ses dons. Evidemment, il est une Mathurine bien dodue, ou une nonne un peu leste, comme, plus gravement, Don Carlos, le frère d’Elvire, Don Louis, le père du séducteur, scandalisé et ambigu. Fine, intelligente, nuancée, Jennifer Decker est Charlotte, mais aussi, comme ses deux camarades, la statue du commandeur et un spectre qui tance et prévient Don Juan. Toujours une présence forte, toujours un timbre enchanteur, toujours de la grâce. Dans Elvire, elle bouleverse.
Le Don Juan de Laurent Lafitte est excellemment dessiné. Fermement, clairement. Tèrès bien conduit par l’interprète, très bien cadré par le metteur en scène. Il y a de nombreuses scènes très fortes, très renouvelées par le regard aigu d’Emmanuel Daumas. Il a toujours été un excellent directeur d’acteurs, mais ici, il circonscrit avec beaucoup d’acuité les scènes. Et l’on suit les atermoiements intimes de Don Juan avec intérêt, à fleur de visage, d’intonation, de regard de Laurent Lafitte. On voit les angoisses qu’il prétend ignorer, on voit la course à la mort. Un très passionnant travail d’un comédien qui sait faire bien autre chose que faire rire ! Et faire rire est aussi très difficile !
Quant à Sganarelle, il est à la fois très fidèle et très original au modèle de Molière. Aussi libre qu’entravé, aussi insolent qu’inquiet. Formidable Stéphane Varupenne, qui cisèle chaque instant, toujours sur le fil, donnant du cœur au valet parfois terrorisé, souvent heurté. Mais joyeux aussi. Assez content de la grande aventure, du « road movie ». Un immense interprète, Stéphane Varupenne.
Théâtre du Vieux-Colombier, le mardi à 19h00, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 15h00. Durée : 2h20 sans entracte. Tél : 01 44 58 15 15.
Jusqu’au 6 avril.