Louise Vignaud et les silences de Duras

Metteuse en scène remarquable, la jeune femme avait mis en scène « Agatha » il y a plusieurs mois. On découvre ce travail, très musical, au Théâtre 14, avec Marine Behar et Sven Narbonne.

On avait été subjuguée par le travail de cette jeune femme remarquable sur Goliarda Sapienza avec L’Université de Rebibbia, spectacle qui a été repris à la Cartoucherie récemment après sa création au TNP de Villeurbanne. Sa version de la Phèdre de Sénèque, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, quelque temps plus tard, était tout aussi puissante.

Avant, après, elle a beaucoup travaillé. Elle pensait à Agatha de Marguerite Duras depuis longtemps et le spectacle a d’ailleurs été créé il y a plusieurs saisons, en 2019, dans la petite salle du TNP, et, évidemment, ralenti dans sa diffusion par la pandémie.

Dans la maison de la mère, quelques mois après se mort. Photographie de Rémi Blasquez. DR.

On est frappé par l’ascendant qu’exerce le texte tardif (1981) de Marguerite Duras sur les femmes et hommes de théâtre, les cinéastes. A l’heure où sort en salles le film de Claire Simon Vous ne désirez que moi, reprise d’un long entretien de Yann Andréa et Michèle Manceaux, avec Swann Arlaud et Emmanuelle Devos. Une rencontre enregistrée –et publiée- qui date d’octobre 1982. Cela fait deux ans que le jeune étudiant de Caen vit avec l’auteure des Petits chevaux de Tarquinia, le livre qui a tant ébloui Yann Lemée. Il a tourné dans le film de Duras, Agatha et les lectures illimitées, avec Bulle Ogier et la voix off de Marguerite.

On ne peut pas ne pas penser à tout cela, la vie de Duras avec Yann Andréa, les circonstances de l’écriture d’Agatha : elle a toujours dit que la lecture de Musil l’avait déclenchée et le souvenir de son petit frère.  « Si je n’avais pas vécu l’histoire avec mon frère, je n’aurais pas écrit Agatha. C’est la conjugaison de deux faits : la lecture de Musil et mon adolescence avec ce jeune frère qui était un petit garçon très silencieux, pas apprivoisé, très beau en même temps, un peu scolairement retardé, adorable. Sûrement si je n’avais pas vécu tout ça, cette immensité de l’amour de ce petit frère, je ne l’aurais pas écrit ce livre. »

« Immensité de l’amour » n’est pas inceste. Dans Agatha il est question d’inceste. Le frère est l’aîné. Il a été invitée par sa sœur à la rejoindre dans la maison de leur enfance, de leur adolescence, après la mort de leur mère.

Ni avec toi, ni sans toi. Photographie de Rémi Blasquez. DR.

Dans une scénographie d’Irène Vignaud, vaste champ d’objets oubliés, livres, photographies, cassettes, que la jeune femme range, mais qu’elle n’emportera pas, Louise Vignaud installe une sorte de prologue de solitude, qu’elle renvoie, à la fin, dans un épilogue d’abandon et de désespoir du frère.

Ici, il n’est question que de serments : se dire « vous », s’entraider lorsqu’elle doit demander à sa mère de ne plus apprendre le piano, cette mère aimée, admirée « celle qui nous avait appris à nous tenir dans cette merveilleuse négligence de nous-mêmes », est-il dit : la mère de Barrage contre le Pacifique, la mère de Marguerite Donnadieu.

Ce que parvient à évoquer parfaitement Louise Vignaud, c’est l’enfance, l’adolescence. Les courses-poursuites, les batailles. Elle ne dissout pas la crudité de Duras, elle ne dissipe pas le malaise. Ils sont là, consubstantiels au projet. Mais elle sublime ainsi quelque chose de très violent, qui palpite au cœur du texte d’Agatha et que l’on voit, d’ailleurs.

Elle a très bien choisi les comédiens : Sven Narbonne, que l’on avait vu il y a sept ou huit ans chez Christian Schiaretti et qui depuis a notamment travaillé avec Olivier Borle,Clément Carabedianet beaucoup avec la metteuse en scène. Il y a une densité dans sa présence et il sait à merveille exprimer le désarroi du frère à qui la sœur vient dire adieu, en fait, même si elle prétend qu’ils se reverront. Lui, il a vécu sa vie, le temps a passé. Les enfants succèdent aux enfants. Mais il est perdu, détruit, comme le montre le dénouement.

Marine Behar, une beauté brune, sauvage et sophistiqué à la Fanny Ardant, très sensible, très aristocratique et subtile. Une belle voix, une allure. Elle semble une Agatha forte, mais les fissures d’élargissent…

Ici, Louise Vignaud surveille particulièrement la musicalité des interprètes. Michael Selam veille sur le son. On parle de Brahms et on croit l’entendre ! En une heure, les voix des comédiens, leurs rythmes, leurs souffles font de cette version d’Agatha un bijou de précision sonore, avec des suspens, des blancs, des vociférations même car l’homme ne peut qu’ainsi dire ses blessures, son impuissance, comme sa culpabilité…

Un travail complexe, mais sans surlignage aucun. Tout l’art de la lectrice profonde qu’est Louise Vignaud, lectrice doublée d’une autorité remarquable sur un plateau.

Théâtre 14, mardi, mercredi, vendredi à 20h00, jeudi à 19h00, samedi à 16h00. Durée : 1h00. Jusqu’au 19 février. Tél : 01 45 45 09 77.

billetterie@theatre14.fr

www.theatre14.fr

Rencontre avec Louise Vignaud, dans le cadre de L’Université populaire du Théâtre 14. Samedi 12 février à 11h00, en direct sur Youtube et Facebook.

Les ouvrages de Marguerite Duras sont publiés chez Gallimard ou Minuit. Agatha chez Minuit.