Didier Long a réuni quatre interprètes de haute sensibilité pour incarner les personnages de L’Echange. Il a choisi la version remaniée en 51, d’une pièce écrite pour l’essentiel dès 1894.
Il vient de découvrir l’Amérique lorsqu’il compose L’Echange, de New York à Boston, entre 1893 et 1894. Si Didier Long a choisi la deuxième version, celle de 1951, repensée pour Jean-Louis Barrault, les protagonistes étaient déjà dessinés puissamment plus de cinquante-cinq ans auparavant. Un quatuor de Floride, sous un ciel très vaste et une mer immense. Quatre âmes à la dérive que le jeune Claudel met à nu, comme les figures des tentations qui le tourmentent : que faire de sa vie ? « Thomas Pollock, pensez-vous que la vie ne vaille que d’être gaspillée ainsi ? » demande Marthe, à la fin.
Il a lu Rimbaud qui l’a embrasé, il a connu la conversion de Notre-Dame, en décembre 1886. Il aurait pu entrer dans les ordres, mais il devient diplomate. La vie le happe et enflamme sa sensualité affolante. Dans le quatuor de Floride, il y a quatre personnages. Un garçon de vingt ans qui a du sang indien dans les veines et sort de l’océan, tel un être mythologique, au tout début de la pièce. Il est nu. Claudel le voit nu, tout nu. Lavé de tous les miasmes et péchés du monde moderne. C’est Louis Laine. Il a une jeune femme, française et paysanne. Marthe. Ils sont les gardiens de la propriété d’un riche homme d’affaires. L’agent de change Thomas Pollock. L’agent d’échange. Et puis il y a Lechy Elbernon, beauté spectaculaire, trophée de Pollock, comédienne en représentation continue.
Pour monter L’Echange, il faut l’excellence d’une distribution et Didier Long a réuni quatre artistes de très haut esprit dramatiques. Ultra sensibles, intelligents, audacieux, rompus à tous les répertoires, possédant et ce que l’on nomme présence et une musicalité de tout l’être, ils fascinent et donnent à Claudel et son sourd lyrisme et sa sauvagerie de poète qui fracasse les codes, mêle les langues et les niveaux de langue, exige un investissement de chaque instant.
L’histoire ? Thomas Pollock, Wallerand Denormandie, glisse à Louis Laine, François Deblock, un paquet de dollars pour acheter, littéralement, Marthe, Pauline Belle. Louis et Lechy, Mathilde Bisson, ont couché ensemble (pour parler comme Claudel). Pollock ne cherche aucune vengeance. C’est un joueur, un diable tentateur. Mais il y a en lui une fêlure.
Ce qui pourrait être un vaudeville –et Claudel l’a voulu- est une tragédie très cruelle. L’Echange est un portrait en morceaux du jeune Claudel et l’homme reconnu de 1951 ne change rien à cela ; il l’a écrit à son amie, comédienne et chanteuse, Marguerite Moreno, dans une lettre du 29 avril 1900 : « Je me suis peint sous les traits d’un jeune gaillard qui vend sa femme pour retrouver sa liberté. J’ai fait du désir perfide et multiforme de la liberté une actrice américaine, en lui opposant l’épouse légitime en qui j’ai voulu incarner « la passion de servir ». En résumé, c’est moi- même qui suis tous les personnages, l’actrice, l’épouse délaissée, le jeune sauvage et le négociant calculateur »
Un décor harmonieux de Nicolas Sire, dans les lumières de Denis Koransky, des costumes qui traduisent l’indifférence des uns, le goût des autres pour se distinguer, Didier Long dirige avec une grande finesse les comédiens. On devine qu’il connaît son Claudel dans toutes ses contradictions. Mais ce qui est très fort, avec Didier Long, qu’il mette en scène Schnitzler, Pinter, Gary, Ludmilla Razoumovskaia, Hampton ou Marivaux, pour ne citer que quelques auteurs, c’est qu’il donne chair à l’humain. Il ne juge pas. Il donne toutes leurs chances aux « personnages ». Ils sont là, tels que la poésie et l’audace de Claudel les fait vivre. Il y a quelques coupes. Elles ne dénaturent en rien l’oeuvre, même si la partition de Thomas Pollock Nageoire nous a semblé un peu trop allégée. Wallerand Denormandie laisse immédiatement sourdre la profonde mélancolie de l’homme qui gagne de l’argent et perd sa vie. C’est remarquable. Il est séduisant et blessé, exactement comme, par-delà la superbe de Claudel qui est l’Européen qui regarde l’Amérique comme une folie matérialiste, le veut.
Peut-on imaginer plus flamboyante Lechy que Mathilde Bisson. Si belle, si talentueuse, dans les beaux atours de fleur vénéneuse ou de papillon imaginés pour elle, impressionnante et splendide Lechy au lucide regard, jusque dans l’ébriété. Jouant, se jouant des autres, mais aussi d’elle-même…On écrit cela et on croit parler des Misfits…
Marthe, si douce et forte Marthe, Marthe venue d’un autre monde, du vieux monde, d’un continent ancien…mais de la terre, comme son Indien de mari…Elle coud. Lechy peut la toiser, se moquer, l’humilier, elle ne vacille pas. Elle possède le délicat lyrisme et la vérité de Pauline Belle, miracle d’évidence, interprète tellement nuancée que l’on adhère totalement à sa Marthe. Elle est là. Combattante sans agressivité, bouleversante.
Louis est le mince et athlétique François Deblock. Le tout jeune être qui ne sait que faire de sa vie, c’est Rimbaud, c’est l’adolescent Claudel qui court avec sa sœur Camille sur les landes de Fère-en-Tardenois… « Le mystique à l’état sauvage » ainsi que disait Paul Claudel d’Arthur Rimbaud. On a le sentiment qu’il a parlé le Claudel toute sa vie ! C’est magnifique.
La musique et les sons de François Peyrony, les voix si harmonieuses, leur articulation délicate, leur virtuosité, tout ici fait de cet Echange par Didier Long, l’un des plus beaux spectacles que l’on puisse voir ces temps-ci à Paris.
Théâtre de Poche-Montparnasse, du mardi au samedi à 21h00, dimanche à 17h00. Durée : 1h20. Tél : 01 45 44 50 21.