Caroline Alexander, femme d’esprit

Elle était spirituelle, élégante, très cultivée. Dans le monde du théâtre, comme dans celui de la musique, ses avis faisaient autorité. Enfant cachée pendant la guerre, elle s’est éteinte mardi 3 août.

Une brune. Une belle brune, assez grande, élancée. Un visage architecturé d’énergie, un regard profond et pétillant, un teint clair, un sourire franc, une voix harmonieuse et vive. Caroline Alexander frappait par une personnalité forte, un caractère affirmé.

Elle cachait ses souffrances, ses blessures. Si elle rédigea des milliers d’articles, elle se mit assez tard à l’écriture, et composa avec Moi, Poissons-Sagittaire, en 1991, une première évocation de son destin, puis, des années plus tard, Ciel avec trou noir, un grand livre dans lequel palpitait une grande part de sa vie.

Elle s’est éteinte mardi 3 août. Elle avait lutté avec dignité, courage, contre une maladie qui a fini par la vaincre. Elle avait 85 ans.

Caroline Alexander a travaillé dans plusieurs journaux ; L’Express, Paris-Hebdo, Arts, Télérama, Les Echos, La Tribune, notamment. Ces dernières années, infatigable, avide de spectacles vivants, à l’opéra comme au théâtre, elle écrivait pour le site webtheatre, se consacrant principalement aux productions lyriques.

Pour webtheatre, elle avait elle-même rédigé une brève notice biographique dans laquelle on retrouve son humour et sa pudeur : « Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle préféra les scènes des théâtres. Y réussit après quelques détours dans les universités et petits métiers. Tomba dans la fosse d’orchestre, y découvrit la musique et en tomba amoureuse. Resta dans la salle et en fit sa résidence secondaire. Devient journaliste et critique dans de multiples publications afin de communiquer sa passion des arts de la scène en général et de la musique en particulier. »

Ces années de tourmente, c’est l’Allemagne. Elle y est née en 1936. Elle a trois ans lorsqu’elle est emmenée clandestinement en Belgique. Juive, elle vivra comme une enfant cachée durant toute la guerre et sa famille subira les atrocités nazies, tout ce qu’elle évoque dans Ciel avec trou noir, qu’il faut lire, c’est un beau et grand livre, étrange et prenant. Sa mère, son frère aîné ont disparu dans l’holocauste.

Dès 1991, dans le numéro 542 (septembre 91) de la Revue Les Temps modernes, paraît, Moi, Poissons-Sagittaire. Un texte traduit deux ans plus tard aux Etats-Unis sous le titre Now you are Sara (Ben Simon Publication)

Caroline Alexander entreprend des études de droit à l’Université Libre de Bruxelles, avant de choisir de s’installer à Paris. Elle exerce différents métiers, dans le monde du cinéma et du théâtre. Elle aurait pu être une comédienne sensible, une scénariste inspirée. Mais elle met sa passion d’écrire au service de la transmission. Elle se partage entre plusieurs titres, Le Soir Illustré, Pan, Femme d’Aujourd’hui, Femme Pratique avant d’entrer à L’Express où son style vif et nuancé à la fois, sa bienveillance, sa curiosité pour les autres, feront merveille. Elle compte énormément dans le paysage critique des années 80-90 et accompagne les artistes de leurs premiers pas à leur épanouissement, qu’il s’agisse de Gildas Bourdet ou de Patrice Chéreau.

Journaliste « pure », comme on le dit du « flamenco puro », elle n’a pas beaucoup écrit en dehors de ses chroniques. Citons :  Ma vie de Branquignol  avec Robert Dhery, chez Calmann Levy, des adaptations de pièces d’Arthur Schnitzler chez Actes Sud-Papiers. Et puis donc les livres qui évoquent sa vie.

C’est tout elle : souriante, malicieuse, élégante. Elle aimait les chats et il y avait du félin en elle…Photo DR.

Pierre Mertens, dans une préface puissante, analyse le livre de Caroline Alexander, Ciel avec trou noir : «  Caroline Alexander nous conte dans le registre d’une redoutable sobriété, et même de l’humour, le retour à une « vie normale ». Partant à la recherche des siens disparus dans l’holocauste, elle ne s’épargne évidemment pas l’inévitable pèlerinage à Auschwitz. Mais ce sont souvent des détails qui pourraient sembler insignifiants : les belles jambes de sa grand-mère, sa propre naissance dans un bordel, la lecture de sa carte du ciel, qui nous émeuvent le plus. Les pérégrinations de cette orpheline, de cette apatride, de cette enfant « inachevée » et qui s’est retrouvée avec le temps propriétaire d’une chambre, d’un chat, d’un mari, d’une vie pour tout dire, de soi et sa liberté, vont la mener à traverser, comme les cases d’un Monopoly, Paris, Leicester, Bruxelles et même Blankenberge, Mönchengladbach où tout s’est à l’origine joué. Géographie de la Terreur mais aussi de la renaissance à soi. J’ai souvent pensé que si les nazis pouvaient lire aujourd’hui des livres de cet ordre, ils mesureraient l’ampleur de leur vraie défaite : car ils n’ont pas réussi à tuer chez certains ce goût d’un bonheur invincible. »

Ce livre a reçu les prix Rossel, prix Médicis, prix de la Nouvelle de l’Académie française. Il est mystérieux, moirures de fantastique et jeu de la mémoire, commémoration, souvenirs douloureux. Et, comme l’écrit Pierre Mertens, « ce goût d’un bonheur invincible ». On pense aux enfants de Caroline Alexander, Joachim et Morgane Lombard, à leurs familles.

Et comme la vie est invincible, oui, Joachim est comédien, scénariste, réalisateur, plutôt au cinéma et Morgane est comédienne, auteure, metteuse en scène, plutôt au théâtre…Et ils ont de vrais talents.

L’inhumation de Caroline Alexander aura lieu le lundi 9 août à 14h au cimetière parisien de Bagneux.

45 avenue Max Dormoy 

92220 Bagneux.