Judith Chemla, la miraculeuse

S’inspirant de Maeterlinck et Debussy, Richard Brunel qui met en scène et Florent Hubert qui a adapté la partition, proposent avec Mélisande aux Bouffes du Nord, un moment de poésie attisée par les interprètes. Antoine Besson, Benoît Rameau, Jean-Yves Ruf et, dans le rôle-titre, une fée des plateaux.

Elle est longue et gracile sans être maigre, pas immense. Déliée, cheveux sombres, mi-longs, regard d’une intensité puissante mais sans agressivité aucune. Une voix parlée d’une grâce infinie, une voix chantée d’une beauté éblouissante. Et d’un naturel apparent exceptionnel. Elle joue et chante comme elle respire, elle passe du parlé au chanté comme si de rien. Aucun effort apparent, une maîtrise magistrale et complètement invisible –aucune démonstration avec elle. Le passage tient de la magie, de l’évidence.

Qui d’autre mieux que Judith Chemla pouvait endosser ce difficile parti pris d’une version serrée du chef-d’œuvre de Claude Debussy et du livret de Maurice Maeterlinck d’après sa pièce ?

Ne mentons pas, par moments, certains protagonistes nous ont manqué, tel le vieil Arkel, le grand-père, tel Yniold, le fils de Golaud, qui espionne la chambre de Mélisande lorsque Pelléas vient la visiter… Mais, comme par un savant remontage des répliques, l’essentiel est sauvegardé, on accepte cette « réduction ».

Autre réserve : le décor est d’une froideur clinique et heureusement que le charme entêtant des Bouffes du Nord est là pour redonner au drame symboliste un peu de ses vapeurs étranges. Pour le métal, dans cette pièce, il y a les lames des couteaux, et cela suffit. Quant aux bassines d’eau, elles sont tellement devenues depuis quelques années, un accessoire convenu, qu’on ne les regarde même pas. Mais voir Mélisande dévisser le siphon d’un lavabo est tout de même assez déconcertant…

Mais Richard Brunel, qui connaît très bien le théâtre lyrique, a su construire une distribution époustouflante et tient parfaitement son propos, donne au projet qu’il s’est fixé, un accomplissement convaincant.

Demeurent donc quatre musiciens virtuoses et discrets, qui ne s’avancent qu’à la toute fin, comme s’ils étaient les servantes qui se glissent dans la chambre de Mélisande mourante. Florent Hubert signe les arrangements et la direction musicale. Sven Rionder est à l’accordéon : « un petit orgue garant du mélodique et de l’harmonique ». Marion Sicouly est à la harpe, et là, on est du côté de Debussy, le violoncelle de Nicolas Seigle, pour les tourments de l’âme, et, aux percussions, Yi-Ping Yang…au motif que le compositeur adorait le gamelan indonésien. Tout cela, on l’accepte, même ayant au cœur la partition originale.

La réduction est tout aussi drastique du côté des protagonistes. Mais les interprètes sont superbes. Antoine Besson, délicat comme un voyant, est principalement le médecin. Il possède une autorité et quelque chose d’impalpable, qui émeut dans chaque scène. Jean-Yves Ruf est un Golaud magnifique. Un homme vrai, totalement bouleversé par l’irruption de Mélisande dans la forêt, un homme qui est un « analphabète du cœur », qui est comme un petit enfant, devant l’amour, devant la Femme. Il est formidable, de bout en bout. Cela fait plaisir de retrouver cet homme de théâtre, excellent metteur en scène, dans ce rôle de vulnérabilité. Et lorsqu’il doit être un chasseur, lorsqu’il doit être inquiétant, voir menaçant, il l’est…mais sur un fond de désarroi qu’il nous fait ressentir.

Benoît Rameau chante Pelléas. Mais ce ténor au long parcours apparaît d’abord ici comme un saxophoniste…Un artiste au chemin très personnel avec cette voix si bien épanouie, lui aussi sans effets, et son don du jeu, de l’incarnation. Il est idéal face à l’intrépide Judith Chemla.

Faut-il en dire plus ?  Non sans doute car il faut la voir, l’écouter, la regarder, l’entendre, se laisser envahir par ces sortilèges qu’elle déploie comme des savoirs très anciens. Judith Chemla est née dans la musique, elle est l’essence de la musique.

On a souvent vu des versions dramatiques ou lyriques superbes de Pelléas et Mélisande, des versions intelligentes, profondes, magnifiquement jouées et chantées. Mais elle, répétons-le, elle est comme une créature céleste. Pas de mots pour dire sa grâce, sa lucidité –car elle joue, elle est rigoureuse, en rien trop exaltée- et le miracle de son incarnation spirituelle.

Bouffes du Nord, jusqu’au 19 mars. Du mardi au samedi à 20h00, sauf le jeudi 16 mars. Dimanche 19, matinée à 16h00. Durée : 1h30. Tél : 01 46 07 34 50.

www.bouffesudnord.com