Sociétaire de la Comédie-Française, elle a conçu et interprète seule cette traversée de l’œuvre de Molière par les figures féminines : « Ex-traits de femmes » montre la liberté généreuse de l’écrivain.
C’est dans le décor de l’excellentissime Mariage forcé, par Louis Arène, qui a imaginé, avec Eric Ruf, cette boîte de bois, blanche avec portes dérobées et trappes, que se donne Ex-Traits de femmes. Le Mariage forcé[HA1] , à 18h30 jusqu’au 3 juillet, nous permet de découvrir, inattendue et magnifique, Julie Sicard dans la partition de Sganarelle. Une autre manière d’être femme dans le monde de Molière.
Fine et délicate, Anne Kessler, est entrée dans la Troupe il y a bien des années, sous le regard d’Antoine Vitez, qui lui avait ouvert les portes de son école à Chaillot. Devenu administrateur général de la Comédie-Française, il la propose au metteur en scène André Steiger qui cherche quelqu’un susceptible de jouer une toute jeune fille dans Amour pour amour de William Congreve. Une traduction de Guy Dumur, qui avait été, comme ses confrères critiques et le public, ébloui et bouleversé par l’apparition d’Anne Kessler. Son personnage se prénommait Prudence. Elle est alors engagée comme pensionnaire et n’a jamais cessé, depuis, de travailler. Elle joue, offre sa grâce à des personnages très divers, du grand répertoire classique à nos jours, défend des auteurs de langue française ou des artistes étrangers. Et met en scène. Depuis plus de quinze ans, elle a approché tous les styles : un florilège réunissant Ibsen, Strindberg, Bergman, une transposition d’interview : « Trois hommes dans un salon », d’après la conversation unique de François-René Cristiani avec Brel/Brassens/Ferré… Anne Kessler a également signé la mise en scène de classiques : La Double Inconstance, La Ronde. Au cœur de ces titres, Les Naufragés de Guy Zilberstein et dans un autre registre, Coupes sombres.
Il y a dix ans, c’est elle qui signa Des fleurs pour Algernon d’après Daniel Keyes. Une adaptation de Gérald Sibleyras avec Grégory Gadebois. Des milliers de spectateurs ont applaudi ce moment bouleversant. Un interprète immense, très bien dirigé. L’affiche, très belle, était de la main d’Anne Kessler.
Ex-Traits de femmes, ce sont aussi des traits, de crayon, de plume. Dans les lumières d’Eric Dumas, des dessins s’animent dans la boîte magique au centre de laquelle est installée la frêle Anne Kessler. Des dessins vifs qui semblent se créer sous nos yeux et qui constituent, l’autre manière, graphique et non dramatique au sens strict, pour l’artisane de ce spectacle, de donner corps à ses idées sur la question des femmes chez Molière, de leur donner corps et d’ajouter beaucoup d’esprit, et jusqu’au rire.
Qui aime le théâtre et Molière, reconnaîtra ses grands classiques. Ces grandes classiques qui de Louison à Madame Pernelle, d’Agnès à Elvire, ou Arsinoé, Célimène, Armande, Henriette, Dorine, bien sûr, nous écoutons depuis très longtemps, admirant leurs tempéraments puissants, malgré l’adversité de leur temps.
Avouons-le, on a flotté sur l’extrait de La Princesse d’Elide. Pas souvent jouée, pas souvent dans l’oreille. Créditée, si l’on ose dire, au générique de fin.
Anne Kessler ne s’est pas contentée d’aligner des extraits. Elle a construit un fil narratif qui nous donne le sentiment que ces figures attachantes se répondent. « C’est une sorte de ricochet, remarque l’artiste, interrogée. Je lance la pierre et huit fois, elle rebondira sur l’eau. »
Ce qui fascine, ici, est le jeu, la virtuosité calme de l’interprétation. On ne comprend pas très bien pourquoi elle porte un vilain micro. Des subtilités qui nous échappent, car on est suspendu aux mots, aux manières de dire, de la petite fille jusqu’à la douairière, de la grande aristocrate à la servante sans filtre. Anne Kessler est toutes ces femmes, toutes ces voix, mais sans composer avec raideur, simplement avec d’infimes intonations spirituelles.
Jamais sans doute n’avait-on aussi profondément ressenti la joie d’être sur un plateau, la joie de faire « comme si », une douce musique venue des verts paradis et anime cette grande enfant-poète.
Studio-Théâtre de la Comédie-Française, à 20h30 du mercredi au dimanche à 20h30. Relâche lundi, mardi et le 17 juin. Durée : 1h00. Jusqu’au 3 juillet. Le Mariage forcé est à l’affiche jusqu’au 2 juillet.
Tél : 0144 58 15 15. www.comedie-francaise.fr