Isabelle Le Nouvel imagine les retrouvailles de deux demi-frères, entre méfiance, ressentiment et amour. Jérémie Lippmann met face à face Niels Arestrup et François Berléand. Sommet de jeu.
Un étrange espace, clair et assez vide. Un piano de bois clair, ivoire, et sa banquette, à gauche. On croirait un clavecin. Mais c’est bien un piano, et ses 88 touches, noires et blanches. Eclairons d’entrée le titre… A droite, un fauteuil confortable et une table basse, avec un jeu d’échec. Murs très hauts, et, au fond, sur une étagère prise dans la paroi, des objets, à quelque distance les uns des autres. Un couloir large s’ouvre au milieu de la paroi du fond, et, presque devant, quelque chose qui ressemble à un siège de théâtre, replié. Accroché au plafond de ce corridor, un arbre étique, branches maigres et sèches…Que l’on lève le nez, et l’on découvre une large verrière, recouverte en partie de feuilles mortes.
Jacques Gabel, qui signe ce décor, n’a en rien suivi les indications de l’auteure, Isabelle Le Nouvel…Pourquoi ? Difficile à comprendre exactement, même si cela dit bien le dénuement de l’artiste qui vit là, ce compositeur et concertiste, Andrew, qu’incarne Niels Arestrup. Et cela laisse penser que la femme que l’on ne verra pas, une femme qui est passée d’un frère à l’autre, on l’apprendra, cette femme galériste n’aime que le concept ! Petite touche d’ironie quand la musique est toute la vie de l’un des deux demi-frères que l’on apprend à connaître, et l’autre artisan-relieur, ce qui est être artiste vrai, également.
Pas facile à éclairer, mais Joël Hourbeigt est un as et le mystère grandit par bouffées de la musique spécialement composée par Sylvain Jacques (avec Christophe Jacques). Plus Chostakovitch, tout de même…
Ce n’est pas simple pour le metteur en scène, Jérémie Lippmann –à moins qu’il n’ait souhaité ce vide blanc. Pas simple parce que les interprètes, et François Berléand, Philippe, le frère visiteur, en particulier est obligé d’être souvent debout. Ce n’est pas facile car les partitions sont copieuses. Mais évidemment, là aussi, c’est une manière de souligner qu’il n’est là que de passage…
Isabelle Le Nouvel est très fine dans sa manière de développer son intrigue et de prendre en écharpe, mine de rien, des dossiers encore plus graves que l’incompréhension d’Andrew que son père a abandonné lorsqu’il était bébé, avec sa mère…encore plus grave que la trahison d’une femme qui a quitté Philippe pour Andrew…encore plus grave que la douleur de Philippe que son frère envoie promener…
Il y a beaucoup de douleur dans ce face-à-face des deux frères. Ils en viendraient bien aux mains. Ils ont souffert. Ils souffrent toujours. Ce qui est puissant, dans la manière d’Isabelle Le Nouvel, c’est sa délicatesse. Elle ne surligne rien. Elle y va délicatement : au spectateur de comprendre peu à peu. Cela donne à la pièce quelque chose d’un roman noir et le lent suspens est très bien mené. Jusqu’au dernier moment, les deux frères rebattent les cartes.
Isabelle Le Nouvel s’est inspirée, elle le dit, du destin de son propre père, « né de père inconnu » et d’une autre histoire qu’on lui a racontée. C’est sans doute pour cela que le rire conduit aux larmes, ici.
Evidemment, la richesse formidable de ce moment qui passe très vite, c’est la rencontre au sommet de deux interprètes aussi puissants l’un que l’autre, mais très différents. Bouillonnant intérieurement, triste, abattu, détestant le monde entier et pourtant artiste généreux, tel est Andrew. Avec un instinct magistral (oui, avec lui on peut dire l’instinct et la maîtrise), une intelligence fabuleuse du plateau, Niels Arestrup laisse sourdre tous les déchirements, toutes les blessures, toutes les contradictions et jusqu’à l’amertume d’Andrew.
Quant à François Berléand, il est un Philippe très aimant, guidé par l’amour, l’amitié pour ce frère qui le rabroue et la fidélité à un père qui l’a mal traité. Embarrassé, coincé par le manque de confort de la pièce et l’agressivité du frère, douloureux parce qu’en plus, sa femme l’a quitté pour le concertiste, on comprendrait qu’il laisse tomber…Mais non. Lui aussi, Berléand, est magistral dans la retenue, la profondeur.
La mise en scène, laisse entendre, comme la dernière didascalie d’Isabelle Le Nouvel, qu’Andrew va se remettre au piano, qu’il avait abandonné…Bref, une comédie dramatique, mais qui s’ouvre sur un espoir du cœur.
Bouffes Parisiens, à 21h00 du mardi au samedi, en matinée le samedi à 16h30, dimanche à 15h00. Durée : 1h30. Tél : 01 42 96 92 42.