Emmanuel Bornstein, fils, traits, traces

Deux expositions importantes pour ce jeune peintre dont la puissance s’affirme. L’une, « Three letters » au musée départemental de la Résistance et de la Déportation à Toulouse, l’autre, « Shift » (Glissement), au château de Laréole, des toiles récentes et fortes.

Emmanuel Bornstein n’a jamais séparé l’exercice de son art, la peinture, d’une réflexion continue, grave, profonde sur le sens de l’existence, sur l’Histoire, le destin des peuples, le destin des êtres uniques. Il n’est en rien ligoté par le passé. Il est hanté, mais il a toujours fait de cette hantise une dynamique. Il creuse, il puise, il réplique, il éclair

Devant des toiles qui disent la présence du mal, de la cruauté, devant ces hommes et ces démons, un jeune artiste, fort, lucide, grave. Photographie de Frederic Scheiber. DR. CD31.

Il y a bien longtemps que l’on connaît le travail de ce jeune artiste d’à peine trente-cinq ans. Dès les Beaux-Arts, dès sa première exposition à Paris, en 2008, on ne pouvait qu’être frappé par la force de sa peinture, la complexité de son inspiration. Depuis, il n’a jamais cessé de chercher, d’évoluer, de resserrer les fils qui tendent sa vocation, sa vie, et d’approfondir sa manière et la matière même de sa peinture qui s’est complexifiée au fil du temps.

Cela éclate à Laréole, dans le cadre du splendide château Renaissance édifié par l’architecte Dominique Bachelier (1530-1594) pour Pierre de Cheverry qui tenait sa fortune du commerce du pastel. Un château du temps des guerres de religion, qui pourrait être sévère n’était le jeu séduisant des pierres blondes et des briques rosées. Au cœur d’un parc aux intenses verdures, il a aujourd’hui quelque chose d’un château de conte de fées. Acquis en 1984 par le Conseil départemental de Haute-Garonne, restauré avec science sur plus de vingt années, il abrite des expositions, accueille des spectacles, des concerts, notamment avec le festival « 31 notes d’été ».

Sur les cimaises d’un bleu clair et délicat, ce couloir aux trois tableaux particulièrement impressionnants avec le funeste K… Photographie de Frederic Scheiber. DR. CD31.

« Shift », ce sont vingt-neuf toiles, grands formats (200×150, jusqu’à 200×300 cm) et portraits serrés (30×30 cm), composés de 2011 à 2021. Des cimaises ont été installées, constructions qui tiennent la plupart des tableaux à bonne distance des murs harmonieux et permettent au visiteur des regards enveloppants. Cette scénographie et l’accrochage conçu par François Couturier avec Emmanuel Bornstein permettent de comparer, de mieux voir. La matière, on l’a dit, s’est épaissie, sans crispation, mais en ménageant des rayonnements puissants aux plages sombres comme lave, à la couleur éclatante, aux thématiques diverses.

On ne détaillera pas ici les hommages, très apparents ou plus cachés, aux artistes, maîtres choisis, d’Emmanuel Bornstein, tel Goya, ni les allusions sarcastiques à quelques démons contemporains, inscrits dans l’héritage du mal absolu en la figure de Klaus Barbie. Mais K. est aussi quelqu’un d’autre K comme Kafka, ailleurs.

Affiche de l’exposition du Château de Laréole. DR.

Le peintre se réfère à ses lectures, et l’on retrouve dans une toile très récente les protagonistes de En attendant Godot, avec Vladimir und Estragon (200×150 cm) pris dans ce mouvement repéré dès les tout premiers travaux : un geste qui dit le sauvetage et son contraire.

Ce que l’on éprouve clairement à Toulouse, insiste ici d’une manière plus détournée. L’enfer des camps, la férocité des hommes retors, les menaces sourdes, les cauchemars, tout nous saute au visage, perturbe, angoisse.

Carmen 1948 6. Courtesy Galerie Crone, Berlin, Wien et de l’artiste / Photo Marcus Schneider, Berlin.
En hommage à cette grand-mère qu’il n’a jamais connue, ces interventions sur des fac-similés de documents authentiques et bouleversants.

On se laisse prendre. On croit saisir la vie, la vie heureuse qui serait là pourtant et d’entrée avec cette huile sur toile de 2019 (200×150). Un corps de femme, un enfant peut-être. Mais que l’on lise le titre, Oblivion, l’oubli sinon le néant, et les bleus se font eaux qui engloutissent. Tout est ainsi : dans l’ambivalence, l’indécidable. Qu’on pense saisir un « sujet » et il se disloque. Ou plutôt il glisse ainsi que le dit le titre de l’exposition, Shift. Il nous échappe, comme dans un cauchemar où l’on serait, comme certains des protagonistes, pris dans un tronçon de tunnel, béant sur l’inconnu et cette maison des morts, baraquement de camp. Ainsi The Tunnel III, K III, K IV. Il y a des cris dans ces toiles, ainsi Another Heavenly Day XXVII, petit format de 30×30 ou K III, justement. Tout se croise et s’éparpille dans The Kiss de 2015, le plus grand des tableaux (200×300 cm), d’envol, d’espérance, mais où l’on reconnaît K. en Arlequin chauve et où dialoguent ces jaunes longtemps couleur néfaste chez Emmanuel Borstein, avec des tons sombres et des blancs.


Vaterfigur IV Courtesy Galerie Crone Berlin Wien et de l’artiste / Photo : Uwe Walter Studio, Berlin.
Parmi les thèmes tressés de « Shift » à l’exposition de Toulouse, la question du père. Vaterfigur IV. Une des très belles toiles à voir au château de Laréole.

On souffle devant cet homme à casquette, juché sur sa motocyclette, de dos, mais tournant vers nous un regard juvénile. C’est Vaterfigur III, quand cet autre qui est pourtant le même n’a pas de visage, Vaterfigur II. Très puissant avec ses jaunes dorés sur fond de violets et bleus, voici, debout, visage grave, regard appuyé, Vaterfigur IV.

De Laréole et Shift dont le commissariat d’exposition a été assuré par Tereza de Arruda (un entretien fluide dans le catalogue), à Toulouse, des points de passage. Au château, deux tableaux, Three letters, deux formats, incluent l’écriture et même le nom de Bornstein. C’est en partie ce dont il s’agit avec le travail présenté au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation. Dans une scénographie sobre et éloquente, éclairages fins, disposition bien réglée des objets et pièces d’archives qui complètent les séries de peintures sur papier, sur reproductions de documents, on pénètre au plus intime de la famille Bornstein et au cœur de l’Histoire du XXème siècle.  

Three Letters / Musée départemental de la Résistance et de la Déportation. Photo : Shannon Aouatah -CD31.
Aperçu de l’accrochage.

L’artiste tresse ici trois fils de sa vie : sa passion profonde pour Franz Kafka et son intérêt pour cette Lettre au père de 1919. Son amitié, depuis l’école, pour Eric, qui avait tant de dons mais n’a pas pu vivre, et son poème envoyé en courriel, l’Ange en Bleu, aux rumeurs rimbaldiennes. Enfin, et c’est la part la plus importante de ce parcours, l’histoire de Carmen Siedlecki, sa grand-mère paternelle, la maman de son père Henri, homme de théâtre, lui. Elle était née à Paris en 1923. Ses parents, juifs, avaient fui leur Pologne natale. Dès 1942, Carmen rejoint le mouvement Combat, à Lyon. A 20 ans, elle est arrêtée, torturée, déportée à Auschwitz. Elle survit et revient en France en 1945. Sa famille a été engloutie. Elle va se marier avec Raphaël Bornstein, sera reconnue résistante, mais le camp l’a usée et elle meurt après une opération du cœur en 1966, à 42 ans à peine. La lettre, support de l’exposition, est le discours de son chef de réseau, Jean Gay, lorsqu’il remet les insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur, à cette héroïne lumineuse, en 1961.

Les interventions d’Emmanuel Bornstein ne sont jamais illustratives. Geste, matière, couleur, dialoguent, éclairent, laissent sourdre les émotions. Ce mot, encore non prononcé, est aussi le fil qui lie Laréole à Toulouse. Emotion d’être au monde et de tenter de le comprendre.

Kafka-5 Courtesy Galerie Crone, Berlin Wien et de l’artiste. Photo : Marcus Schneider, Berlin.

Voici un des feuillets de la lettre au père de Kafka…A chaque « station », de quoi admirer et méditer.

Avec Catherine Monnot-Berranger, responsable de la médiation culturelle de l’institution qui fut au départ une association, et est désormais un très beau musée départemental, avec ses salles très étoffées qui rendent hommage aux résistants toulousains et de la région, alors même que le 19 août, la ville commémorait sa libération, on a découvert des raisons supplémentaires de découvrir et de fréquenter le lieu. C’est en cela aussi que l’œuvre d’Emmanuel Bornstein est précieuse.

« Three letters, peinture, écriture, résistance », jusqu’au 20 septembre. Au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation, 52, allée des Demoiselles, 31000 Toulouse. Tél : 05 34 33 17 40. Du mardi au samedi, de 10h00 à 18h00. Catalogue très complet.

Exposition accessible en ligne : www.haute-garonne.fr/actualité/exposition-emmanuel-bornstein

« Shift », jusqu’au 26 septembre. Château de Laréole, 31480 Laréole. Tél : 05 61 06 33 58. Du mardi au samedi, de 10h00 à 19h00 (août), 18h00 (septembre). Exposition organisée avec la Kunsthalle Rostock et la galerie Crone Berlin/Vienne. Catalogue avec texte de Wajdi Mouawad, entretiens avec l’artiste, reproductions de qualité.